#10: Kabakoo, remettre les savoirs endogènes au coeur de l’apprentissage

En tant qu’entrepreneur social, Yanick Kemayou tente de réinventer l’éducation pour la rendre pertinente pour les apprenants et permettre de résoudre des enjeux concrets rencontrés par les communautés locales notamment en termes d’agriculture.

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Biographie de l’invité

Yanick Kemayou est un survivant. Un voyageur. Un migrant économique devenu expatrié. Un universitaire devenu entrepreneur social, mais surtout une personne engagée à faire évoluer l’éducation.

Aujourd’hui nous le recevons pour nous présenter le projet Kabakoo ainsi que le projet Agrifood qui en découle. 

Entrevue avec Yanick Kemayou

Qu’est-ce que Kabakoo?

Kabakoo est un projet d’éducation qui tente d’offrir un moyen à la jeunesse africaine de se réaliser dans leur pays natal. La problématique à laquelle fait face la jeunesse africaine est que 10 à 12 millions de jeunes entrent sur le marché du travail chaque année. Le secteurs formel ne crée que 3 millions d’emplois par année. C’est donc 70% de jeunes qui ne pourront pas avoir de job. La société africaine se doit de réinventer l’accès à l’emploi, l’accès à l’éducation, l’accès à la formation en ancrant l’apprentissage dans la réalité  locale. On tendance à focaliser l’analyse sur les problématiques d’accès: il n’y a pas suffisamment d’écoles. Ce qui est moins discuté est le fait que pour ceux qui ont accès à l’éducation, il n’y a pas de débouché. Il y a un problème de la pertinence locale de ce qu’on apprend: les compétences qu’on a ne nous servent à rien. La production du capital humain aujourd’hui en Afrique ne marche pas, parce qu’elle est déconnectée des réalités locales.

La solution proposée par Kabakoo consiste à reconnecter l’apprentissage, la formation, aux réalités locales. Pour ce faire on crée une alliance entre les technologies émergentes et les savoirs endogènes. L’accès à l’éducation n’est pas tout, il y a aussi la pertinence. La formation que les jeunes Africains reçoivent ne les aide pas à s’en sortir localement… Ne m’a pas aidé à faire sens. Pour Kabakoo, il est essentiel que ce qui est acquis au travers l’éducation permettent aux apprenants de pouvoir faire sens de leur environnement. Kabakoo met en pratique une pédagogie expérientielle, ancrée en local, basée sur des projets. Tous les apprenants de Kabakoo travaillent sur la résolution de problèmes précis, identifiés localement. C’est en résolvant ces problèmes que les apprenant.e.s développent des compétences.

Quels sont les 4 domaines prioritaires de Kabakoo?

Kabakoo commence par accompagner l’apprenant.e pour lui permettre d’identifier un problème local qui l’intéresse. Apprendre à discuter avec les gens, à faire des enquêtes, à se mettre à la place de l’autre pour identifier un besoin. Ils ont une liberté quasi totale, la seule restriction est que le problème doit être dans un des quatre domaines prioritaires. Les 4 domaines prioritaires sont: l’ENVIRONNEMENT, la SANTÉ, la CULTURE/ART et l’AGRIFOOD

Par la suite, l’apprenant peut commencer à travailler sur le prototype de sa solution. C’est ce qui constitue en soit le processus d’apprentissage de Kabakoo. Dans le domaine de l’agrifood, on retrouve différents projets. On a des apprenants qui utilisent des huiles végétales locales pour produire des cosmétiques en local (crèmes, savons, etc.). On a des projets AgriTech sur la problématique de l’irrigation au Sahel. Comment utiliser les technologies émergentes pour aider les populations paysannes à mieux gérer les flux d’eau pour éviter la sous ou la surirrigation des plantes. Donc à l’aide de capteurs électroniques qui permettent de fournir à l’agriculteur des données sur les besoins en eau des cultures. Ce sont la des exemples de projets qui sont matures et qui aujourd’hui créent de la valeur. Et c’est là toute la pertinence du modèle, une fois que les apprenant.e.s ont développer une solution. Ils vont par la suite trouver des gens qui sont prêts à leur donner quelque chose en retour pour avoir ces solutions. Ce qui permet de générer de l’emploi.

Pourquoi avoir choisi ces quatre domaines prioritaires?

D’abord, nous on a une approche écosystémique de l’apprentissage. C’est-à-dire qu’un apprenant à Kabakoo a l’occasion de couvrir l’importance des écosystèmes. Nous sommes une espèce au milieu d’autres espèces. Et il y a un équilibre fragile à entretenir, ça c’est essentiel. On encourage les démarches qui vont vers le domaine prioritaire de l’environnement.

Pour l’art et la culture, les savoirs endogènes sont plus ou moins cachés dans l’art et la culture. Les objets culturels, dans le contexte africain, ne sont jamais juste des objets pour le Musée. Dans un Musée tu vas voir un masque africain et tu vas dire il est beau. Mais ces objets ont une signification culturelle, il y a du savoir dedans. Un masque n’est jamais juste un masque. Un masque est utilisé, par exemple, pour une cérémonie qu’on fait au début de la saison des pluies, pour célébrer l’arrivée de la pluie. Quand ce masque sort, on comprend que la pluie arrive, que la pluie est arrivée. Il y a du savoir dans la culture. Il y a toute une dimension intellectuelle, voire spirituelle.

Pour le troisième domaine, la santé, ça va de soi. Aujourd’hui l’Afrique fait face à des contextes sanitaires immenses. Et je ne parle pas de la covid, avant la covid l’Afrique est le continent où il y a le plus grand taux de croissance de cas de diabète. C’est ce qu’on appelle souvent les maladies des civilisations, montent en flèche en Afrique. Les pays comme le Canada, la France ou l’Allemagne ont eu l’opportunité de devenir riches économiquement avant d’avoir à gérer ces genres de maladies: diabète, cancer, etc. Aujourd’hui l’Afrique a des problèmes socio-économiques immenses et on a déjà des taux de maladie comme le diabète qui montent en flèche. Et là on revient dans la partie savoirs endogènes. Le diabète est lié à l’alimentation. L’alimentation a changé, on va manger beaucoup de céréales importées. On a des céréales locales qui vont être des super-foods. Par exemple au Mali, c’est nécessaire aujourd’hui de remettre en question les habitudes alimentaires où on consomme du riz importé alors que les céréales locales sont de moins en moins consommées.

Comment le projet Kabakoo est-il soutenu (financièrement ou matériel)?

C’est une très très très bonne question. C’est simple, quand j’ai commencé l’idée paraissait tellement folle que je n’avais pas le choix que d’y mettre mes ressources personnelles. Au fur et à mesure que nous avancions, nous avons reçu des ressources au travers nos apprenants. Les apprenants vont créer de la valeur et parfois ils vont partager cette valeur avec nous. Nous c’était la validation ultime de notre modèle. C’est à dire qu’on puisse former des gens qui vont pouvoir créer de la valeur et nous la partager. Sinon on a récemment eu l’opportunité de vendre nos formations à des agences internationales qui cherchent des moyens pour mieux former la jeunesse africaine. Elles ont testé beaucoup de choses qui n’ont pas fonctionné pendant des décennies. Et nous on apporte un modèle qui a fait ses preuves. En moins de trois ans on a eu de reconnaissances de l’UNESCO, du Forum économique mondial… sans compter la plus grande reconnaissance qui est le succès de nos apprenants. Les apprenantes qui vont pouvoir avoir une vie décente, parce qu’elles sont réussies à trouver une solution à un problème locale et que cela génère de l’emploi, génère de la valeur. Notre grand challenge c’est ça aujourd’hui… comment continuer à convaincre ces grosses institutions qui ont beaucoup de ressources à mettre dans la formation, et qui mettent beaucoup de ressources dans la formation des Africains. Mais avec des modèles qui clairement ne fonctionnent pas. Parce que si le modèle marchait, on n’aurait pas fait Kabakoo! On a créé Kabakoo pour former des jeunes gens à créer de la valeur sur place.

On a beaucoup parlé ces derniers mois avec différentes organisations, avec ce qu’on appelle des investisseurs à impact. On ne s’est pas entendu, parce qu’ils voulaient que nous demandions aux apprenant.e.s de payer des frais de formation. Je leur ai dit non, car si à l’époque on m’avait demandé de payer… je n’aurais pas pu payer. Je ne vais donc pas créer une structure qui n’aurait pas servi au jeune homme que j’étais à l’époque.

Pourtant il y a des institutions qui supportent justement les États africains à améliorer la formation de la jeunesse, nous on se tourne vers ces institutions parce qu’une fois que les frais de formation sont payés par ces institutions ça nous permet donc de recruter les jeunes gens peu importe leur niveau financier. Ce qui est important pour l’inclusivité.

Aujourd’hui on est reconnu comme une structure d’éducation très innovante à travers le monde entier. Mais ça demeure un challenge, car on fonctionne en flux financier tendu en ce sens qu’il y a un travail à faire pour expliquer le modèle, car il est très très différent de ce qui se fait habituellement. Les savoirs endogènes ne sont pas valorisés en Afrique. Par exemple, on encourage les apprenants à parler la langue locale pour favoriser les langues qui véhiculent ce savoir endogène. Dans l’éducation classique, on parle français, on interdit de parler les langues locales. Toutes les langues chez nous sont les bienvenues. Ensuite, nous on n’a pas de prérequis: il ne faut pas absolument avoir un bac ou un brevet… du moment où la personne peut plus ou moins lire et peut écrire, elle peut être accompagnée par nous. On a beaucoup de postulats qui se démarquent de ce qui se fait habituellement… ce qui demande un travail de plaidoyer, et ce, même si on a des ressources très réduites. Nous sommes dans une situation d’innovateur et nous devons montrer qu’on a une méthode qui fait sens. Il s’agit de donner à des jeunes gens des moyens de faire sens de la vie dans leur contexte.

Outre l’école à Bamako, est-ce qu’il y a d’autres projets qui sont en train d’émerger ailleurs?

En général, on constate qu’il y a une tendance à une reconnexion de l’éducation à l’environnement. On ne sait pas encore dans quelle direction ira la bifurcation, si bifurcation il y a. Nous espérons qu’il y aura une bifurcation dans le sens de la méthode d’apprentissage que nous avons. En ce qui concerne Kabakoo, actuellement l’école à Bamako est le seul espace que nous avons. Nous appelons nos campus “Les maisons de l’étonnement”. Nous avons des demandes de plusieurs pays d’école ou de centre de formation. Malheureusement nous n’avons pas encore l’assise financière pour supporter toutes ces demandes quotidiennes. Nous travaillons avec l’AIMF et la phase de réplication est en train de se mettre en route.

Pourquoi l’étonnement est-il au coeur de votre école?

On revient aux savoirs endogènes. Il y a quelques années j’étais dans mes lectures sur l’écriture Bambara ( Le Bambara c’est un des peuples majoritaires au Mali) je suis tombé sur un article de recherche d’un ethnologue sur l’origine du monde sur les Bambaras. J’ai appris que chez les Bambaras, à l’origine du monde, le principe premier s’appelait “Koni” qui est un synonyme pour dire “étonnement”. À l’origine du monde c’était l’étonnement. Et moi ce qui m’a interpellé, c’est que chez les Grecs anciens aussi, précisément Aristote, qualifiait l’étonnement comme le début de la connaissance. Ça m’a vraiment marqué: il y a Aristote qui dit que l’étonnement c’est le début de la connaissance, et ici l’étonnement c’est le début du monde. La raison finalement pour laquelle on a choisi l’étonnement comme l’élément clé de ce qui se passe à Kabako, c’est que quelle que soit la situation dans laquelle on se trouve, on a toujours la capacité à s’étonner. Que je sois très joyeux, ou que je sois très très triste, je peux toujours m’étonner. Je peux être totalement déçu parce ce qui se passe autour de moi, je peux être anéanti par les épreuves de la vie, mais si je vois un fait vraiment extraordinaire, je vais pouvoir m’étonner. Par exemple, si je vois un mouton voler, quelle que soit la situation dans laquelle je me trouve, ce mouton qui vole va me faire sortir de ma situation pendant quelques secondes… je vais m’étonner. Et donc, nous on utilise l’étonnement pour avoir cet effet. Pour pouvoir sortir l’apprenant.e d’une certaine situation de découragement, de désolation. Une fois qu’il y a cet étonnement qui est là, on essaie de transformer cet étonnement en quête de savoir, de connaissances… C’est ainsi que nous enclenchons donc un cercle vertueux où on s’étonne, pour pouvoir apprendre, on apprend pour créer et s’étonner… ainsi de suite. C’est le cercle vertueux que nous essayer de mettre en place à Kabakoo. Et la raison pour laquelle Kabakoo ce sont des Maisons de l’étonnement. Des espaces où on vient s’étonner.  Kabakoo, c’est l’art de s’étonner. Kabakoo c’est l’étonnement. Donc quand on dit Kabakoo academy tu peux traduire par l’Académie de l’étonnement.

Comment le modèle de Kabakoo peut-il se répliquer?

La réplication concerne la structure de la méthodologie. Comment générer de l’étonnement, comment fournir des outils aux apprenants pour pouvoir aller enquêter, identifier un problème, ainsi de suite. L’outils peut-être répliqué, mais le contenu sera totalement différent, car les problèmes ne seront pas les mêmes. C’est la méthodologie qu’on a mis en place, qu’on continue à essayer d’améliorer, à travailler. Cette méthodologie on peut la répliquer.

En 2050, qu’est-ce qui pourrait être une vision réaliste de l’éducation et du système agro-alimentaire?

Ma première réponse serait… tu vois nous on croit beaucoup en l’intelligence collective. Moi j’aimerais qu’on organise avec la communauté des apprenant.e.s et ça serait très intéressant de voir ce qui émerge.

Nous on croit pas en l’existence d’UN futur. Il y a DES futurs. Le défi en fait, c’est de pouvoir se rendre conscient de l’intensité avec laquelle nos idées d’aujourd’hui, nos a priori d’aujourd’hui, nos expériences d’aujourd’hui colonisent l’idée que nous nous faisons du futur. Et c’est la raison pour laquelle j’ai vraiment du mal avec ce genre de question en fait. Naturellement, je peux essayer de me projeter, mais aujourd’hui je suis ici, à Bamako, je suis avec toi… .donc très certainement ma projection du futur sera très liée à mon expérience d’aujourd’hui.

Au lieu de me poser la question, quels sont les futurs possibles en 2050. Je me poserais plutôt la question: quels sont les différents futurs probables, qu’un groupe, qu’une intelligence collective pourrait discerner.  Et là on pourrait voir avec votre communauté vous à LOCO et la communauté Kabakoo peut-être de faire un atelier d’intelligence collective pour essayer de répondre à cette question en fait!

Après, moi de formation je suis économiste. Les économistes ont fait des projections. Ça je sais faire. 😀 Ça c’est facile. Mais en fait, la perception que j’essaie d’avoir des futurs est un peu différente de ce que j’ai appris à l’école doctorale.

Je peux par contre parler du futur souhaitable pour moi. Ça je peux en parler. Je souhaite qu’en 2050, c’est dans trois décennies, qu’on ait réinventé l’apprentissage, l’éducation pour la majorité des êtres humains. Qu’on ait arrêté d’uniformiser l’éducation à travers la planète. Parce que on réalise que l’éducation se doit d’être écosystémique. Kabakoo réinvente l’éducation pour l’ère écosystémique. En 2050, on sera en plein dans l’écosystémique. J’espère que ce sera naturel, normal qu’une école au Québec soit différente d’une école à New-York. Les écoles ne doivent pas être nécessairement les mêmes.

Et ce serait en lien avec l’alimentation. Les habitudes alimentaires seront plus en phase avec les localités. Les habitudes alimentaires auront une empreinte moins dense, moins forte. La majorité des aliments consommés viendront peut-être des environs. On mettrait une charge moins lourde sur la planète en essayant de consommer de manière moins globalisée . Cette démarche est également liée avec l’évolution que l’école aura eu à faire.

Voilà pour moi ce qui serait un avenir souhaitable.

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